L'utilisation de l'intelligence artificielle dans l'art
Bonjour à tous,
Merci de revenir sur mon blog pour parler non pas cette fois d'une nouvelle image, mais de l'utilisation de l'Intelligence Artificielle dans l'art.
Cet article est la suite d'un premier texte que je vous invite à lire avant de découvrir celui-ci, si vous ne l'avez pas déjà lu : ici. Il aborde les premières raisons de la problématique de l'utilisation de l'Intelligence Artificielle dans l'art.
Aujourd’hui, je vais évoquer de manière claire les arguments que j'ai développés lors du débat ayant eu lieu à Rochefort en Terre grâce au cercle Cubic et au Naia Museum en septembre dernier. Je vais vous parler de la psychologie de la créativité.
Pour vous expliquer précisément en quoi l'utilisation de l'intelligence Artificielle est un problème, j'ai besoin de vous parler du fonctionnement de la créativité humaine et de vous expliquer ses caractéristiques. Cela fait de cet article une lecture assez longue et dense, mais je vous promet d'avoir essayé de rendre les choses limpides, en évitant le jargon de la psychologie pour rendre cet écrit accessible à tous.
Introduction :
Pour rappel, je suis psychologue clinicienne, j'ai travaillé pendant 10 ans en psychiatrie adulte et je m’intéresse depuis plusieurs années à l'art-thérapie et à la psychologie de la créativité. En tant qu'artiste et psychologue, je considère que c'est de mon devoir de relayer ces informations et de rendre accessibles ces connaissances. Et n'oublions pas que ce sujet est politique !
La Créativité :
La créativité est reconnue comme un attribut essentiel de l'espèce humaine. Elle constitue un des traits qui nous distingue le mieux des autres espèces vivantes : une capacité à la source même de la culture et de l'humanité. Elle englobe notre capacité à imaginer, à inventer, à construire, à mettre en œuvre un concept inhabituel, à découvrir une solution originale à un problème.
Elle est étudiée depuis la Grèce antique avec plus ou moins de succès. Et il faudra attendre le XIXe siècle pour voir son étude avancer significativement. Après une appréhension mystique du processus créatif des premiers travaux sérieux émergent.
Aujourd’hui, nous - et quand je dis nous, ce n'est pas moi, ce sont des chercheurs à l’international dont je lis les publications - l'étudions sous différents angles : la psychologie cognitive, sociale, différentielle, développementale, clinique (différents champs de la psychologie) pour tenter de mieux l'appréhender sous tous ses aspects : aspects émotionnels, motivationnels, environnementaux, de personnalité, d'intelligence, de connaissances, etc...
Le Processus Créatif :
De ce que nous en savons aujourd’hui, le processus créatif de l'être humain reposerait sur deux processus complexes et importants :
- L'imagination associative qui représenterait notre capacité innée à combiner les idées, à les juger et à les évaluer.
- La pensée divergente qui est la capacité à trouver un grand nombre d'idées.
Le processus créatif est une succession de pensées et d'actions qui débouche sur une (ou des) création originale et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste.
Voici un schéma simple de notre processus de penser : (explication en dessous)
Il comprends 6 étapes.
Présentation de la Tâche :
Cette phase correspond à la situation : identifier et définir le problème ou la tâche.
EXEMPLE :Si nous transposons cette première étape au domaine artistique, la présentation de la tâche correspond à l'envie de réaliser une œuvre, par exemple, pour être précis, la création d'un tableau représentant les joies de l'enfance.
La tâche pourrait très bien être la résolution d'un problème mathématiques, car c'est un autre domaine de la créativité, mais pour rester conforme au sujet de mon article, je vous donne un exemple artistique. Cela dit, les conclusions auxquelles nous aboutirons grâce à cet exemple sont applicables à tous les champs d'expression de la créativité.
La Préparation :
La préparation correspond au moment où l'artiste va se préparer mentalement. C'est-à-dire le moment où il va chercher des informations, analyser la tâche, regrouper des éléments importants, générer plusieurs idées (on retrouve ici la pensée divergente), évaluer ses idées pour suivre celles qui semblent les plus prometteuses.
Dans notre exemple, le peintre se renseignerait sur son sujet ici les joies de l'enfance, réfléchirait à comment le représenter, avec quelle technique (huile, aquarelle, …), chercherait des références (besoins de modèles ?), évaluerait ses besoins pour passer à l'action, exécuterait différents croquis préparatoires, noterait différentes idées, essayerait différentes pistes.
C'est un travail mental intentionnel et conscient.
La Frustration :
Elle résulte de la phase de préparation. Toute personne ayant entamé une réalisation artistique sait que tôt ou tard, elle tombe sur un os ! Généralement, après un certain temps dans la phase de préparation, l'artiste arrive sur un problème de réalisation. Cela peut être lié à ses capacités d'analyse qui arrivent à leurs limites, ou à un blocage ou encore à l'absence d’émergence d'une idée créative. Il y a alors un problème dans la réalisation de la tâche, et sans solution satisfaisante, cela engendre de la frustration. La frustration est un moteur, même si c'est une phase difficile, elle crée une tension qui met au travail les ressources inconscientes dont il est question plus tard dans le processus.
Si je reprends l'exemple du peintre cela pourrait être : de ne pas savoir comment représenter la joie dans l'enfance, car notre peintre a eu une enfance malheureuse. Ou encore de ne pas réussir à trouver une bonne idée de composition créative pour représenter ce thème. Ou encore de ne pas réussir à représenter ce qu'il aurait en tête par manque de techniques. Il existe mille et une façon d'arriver à la frustration sur le chemin artistique.
L'incubation :
Pendant la phase d'incubation, le problème est mis de côté du fait d'une incapacité à le résoudre. Pendant ce temps, le cerveau continue à travailler inconsciemment en formant des associations.
Et c'est là que nous arrivons dans le domaine de l'inconscient et de l'imagination associative qui demande quelques clarifications. Cette phase est inconsciente, elle se déroule sans que nous ayons besoin d'y penser, tout comme nous respirons sans avoir besoin de le conscientiser.
Sans vous faire un cours de psychologie approfondie, mais juste pour donner les bases à ceux qui ne les auraient pas, notre psyché est constituée d'une partie consciente et d'une partie inconsciente.
Toujours pour rester dans notre sujet, et de manière simple, notre inconscient serait comme une « bibliothèque intérieure » ou une « cave de l'esprit ». Il conserve nos « objets mentaux » qu'on a stockés et qui par association deviennent actifs (remontent à la conscience). Pour être plus clair, notre inconscient contient nos connaissances stockées en mémoire (éducation et expériences vécues), nos souvenirs, nos émotions, nos préoccupations et angoisses.
Pour vous donner une illustration, nous ne nous souvenons pas de tout ce que nous avons vécu ou pensé dans notre vie, mais parfois un objet, une odeur ou une rencontre réactive un souvenir. Nous ne nous rappelions plus de ce « chapitre de notre vie », mais le livre était bien dans notre bibliothèque intérieure, réactivé par association grâce à une rencontre ou à un objet, par exemple.
L'inconscient est donc personnel et unique ! En jargon : l’inconscient est source d'idées idiosyncrasiques.
Celui-ci s'exprime sous forme codée, par images et métaphores. Le meilleur exemple en est est le rêve. Ce qui est important pour la suite.
Ainsi, de nombreuses associations d'idées naissent au cours de cette phase, mais l'inconscient rejette la plupart de ces associations qu'il juge inutile. Parfois, une idée plus prometteuse émerge et c'est ce qui nous amène à la phase suivante.
En prenant l'exemple du peintre qui fait face à la difficulté de représenter la joie de l'enfance en raison d'une enfance malheureuse, il pourrait, lors d'une conversation avec un ami, se remémorer un souvenir heureux de son enfance longtemps oublié.
De même, dans le cas d'un problème de composition, notre peintre pourrait, au cours d'une après-midi de bricolage, percevoir les choses sous un angle totalement différent, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles solutions.
L'Illumination :
Au cours de cette phase, l'idée intéressante émerge et devient consciente. L'illumination peut se définir comme un « flash », une illumination soudaine.
Je pense qu'il vous est déjà arrivé de faire face à une difficulté dont vous ne trouviez pas la sortie, et par dépit, de laisser tomber temporairement. Puis de ruminer sans succès, jusqu'à décider de vous reposer ou de faire autre chose. Et c'est alors que, comme par enchantement, une solution émerge soudain de notre esprit !
Pour le peintre de notre exemple, c'est l'émergence de la solution à son problème: Pour illustrer, imaginons qu'il décide de représenter un enfant souriant sur un vélo, entouré d'amis de confiance.
La Vérification :
C'est le moment où l'on examine de manière critique l'idée, on l'ajuste, on pense aux finitions.
Par exemple, si nous revenons à notre peintre, de mettre cet enfant souriant dans un jardin d'été et non sous la pluie en hivers pour renforcer la signification du bonheur. C'est l'habiller avec des couleurs joyeuses et vives pour en accentuer les effets. Cela pourrait être également envisager l'inclusion d'enfants de différents genres et origines ethniques pour transmettre un message universel, et ainsi de suite...
Les problèmes de l'utilisation de l'IA dans le domaine artistique :
Maintenant que nous avons posé ces bases, et que nous avons bien compris que l'acte créatif demande un travail ardu et intentionnel, nous allons pouvoir approfondir les problèmes posés par l'utilisation de l'IA dans le domaine artistique.
Les chercheurs ont commencé à mettre en avant le fait que le processus créatif lié à l'utilisation de l'IA est différent de celui que nous venons d'étudier précédemment. Certains disent même que parler de créativité liée à l'IA est douteuse.
La phase de Frustration :
Le premier problème se situe au moment de la phase de la frustration. Celle-ci n'aurait pas la même intensité, la même force. La frustration n'est pas la même. Une personne travaillant avec une IA est beaucoup moins empêchée d'atteindre un but ou de réaliser un désir lorsque l'IA est dans l'équation, car celle-ci est conçue pour répondre à ses attentes. Elle va rencontrer moins de problèmes et devoir trouver moins de solutions. Ce qui induit aussi moins d'activité intellectuelle, dont la créativité à impérativement besoin pour exister (cf. la pensée divergente).
J'associe ce premier point avec d'autres recherches qui montrent que face à des images « prêtes à l'emploi » nous devenons de plus en plus passifs avec moins d'effort intellectuel, donc également moins frustrés par des résultats obtenus par Midjourney par exemple.
La Phase d'incubation :
Le deuxième problème survient lors de la phase d'incubation. Comme nous l'avons vu précédemment, notre créativité est nourrie par notre inconscient, notre « cave de l'esprit », notre « bibliothèque intérieure ». Or, cet inconscient n'est à aucun moment en contact avec l'Intelligence artificielle. L'IA a une base de données, et vous un inconscient, ce n'est pas du tout la même chose. L'un est personnel et génère des idées, l'autre est général et génère des images statistiques. Les résultats seront très différents.
Reprenons l'exemple précédent de représenter la joie de l'enfance. Si l'on se fie aux statistiques, une recherche sur Midjourney pourrait très probablement renvoyer des images d'un enfant souriant avec ses amis en train de manger du gâteau, ou quelque chose du genre. Cependant, pour d'autres personnes, cela pourrait signifier être seul avec un bon livre, courir sous la pluie, taquiner sa petite sœur, jouer à des jeux vidéo, voire même crever des pneus de voitures. La singularité personnelle est ainsi effacée au profit de ce qui est considéré comme acceptable et conforme à la norme statistique.
Je reviens aux recherches sur notre comportement face à des images « prêtes à l'emploi », non seulement celles-ci nous rendent passifs et peu enclin à des efforts intellectuels, mais elles laissent aussi peu de place à l'imagerie individuelle. Autrement dit, si Midjourney vous propose des images, vous aurez du mal à vous dissocier de ces images pour retrouver vos premières inspirations (si vous en aviez), ou à faire évoluer le résultat de Midjourney par le biais de vos propres ressources/idées.
Nous vivons cette expérience de manière récurrente, comme illustrée dans mon précédent article, où j'aborde la lecture d'un livre avant ou après avoir visionné le film adapté de ce même livre.
En d'autres termes, lorsque nous travaillons avec une IA, nous ne sommes pas au contact de notre propre « cave de l'esprit » qui est personnelle et porteuse de notre identité. Notre inconscient (et notamment l'imagination associative) est moins activé en raison de la faible frustration générée lors des phases antérieures. Nous sommes moins enclin à faire des efforts intellectuels et nous avons plus de difficultés à nous connecter à notre « cave de l'esprit » quand nous essayons de le faire.
La Phase de vérification :
Un autre véritable problème survient lors de la phase de vérification. Dans un processus créatif sans l'IA, nos associations, potentielles idées et solutions sont triées lors de la phase d'incubation, dans l'inconscient. Puis certaines, choisies, remontent à la conscience et sont utilisées. C'est nous-même qui éliminons et sélectionnons nos idées créatives ! Ce travail passe par le filtre de notre psyché qui, je le rappelle encore une fois, a ses propres caractéristiques et est individuelle.
Lorsque vous travaillez avec une IA, c'est elle qui évalue les idées, choisit celles à poursuivre et celles à écarter. Oui, elle va vous proposer quelques images sur lesquelles vous agirez, mais une grosse sélection aura déjà été faite par rapport à la multitude d'idées qu'elle aurait pu vous fournir quant à ce que vous lui avez demandé. Et cette sélection n'est pas le fruit de votre tamis psychique, mais celui de l'IA avec ses propres critères.
Dernier point qui interpelle : actuellement, les programmes d'Intelligence Artificielle nécessitent des prompts. En d'autres termes, des mots. Or, nous savons que notre processus créatif fonctionne avec des images (cf. l'inconscient), n'y a-t-il pas là quelque chose de contre-productif !?
Conclusion:
Toutes ces observations illustrent clairement les différences entre le chemin de la créativité humaine et le chemin de la créativité avec une IA. Nous pouvons aussi tout à fait concevoir comment les conséquences de l'utilisation de l'IA peuvent entraver la créativité individuelle.
Certains chercheurs alertent sur le fait que si nous utilisons l'IA pour être plus efficace et rentable dans notre société de consommation, les conséquences sur la créativité individuelle pourraient s'avérer catastrophiques : « Cette orientation de la société vers l'efficacité et la consommation risquerait en effet de se développer au détriment de l'exploration et de la réflexion (autrement dit des étapes importantes du processus créatif comme nous l'avons vu précédemment.), base sans lesquelles la créativité ne peut exister » (Edwards, S. M., in Lubart, T.I. (2003), La psychologie de la créativité, Armand Colin Edition, Paris, p. 82.)
J'espère que ces connaissances vous aideront à approfondir votre réflexion sur la problématique de l'utilisation de l'IA. Ce n'est qu'un volet disciplinaire parmi tant d'autres nécessaires à la compréhension des tenants et des aboutissants de l'utilisation de l'IA. Mais, j'ai remarqué qu'il manquait souvent !
Quant à la créativité, je pourrais vous parler des différences inter-individuelles, des variations intra-individuelles, de son lien avec une intelligence élevée ou encore de sa corrélation avec des traits spécifiques de personnalité, mais ceci est une autre histoire … :)
Sources:
Si une expérience en particulier vous interpelle, demandez moi, je vous transmettrai les sources exactes.
Il y a aussi cet ouvrage, très intéressant. Bien que son titre ne soit pas très accrocheur, je vous assure qu'il est percutant ! Il explore l'avènement du virtuel et les transformations qu'il a engendrées d'un point de vue psychologique et philosophique. Quelques passages psychanalytiques y sont inclus, mais rassurez vous si vous n'en êtes pas friands, ils sont peu nombreux et n'altèrent en rien la pertinence du contenu.
Et enfin, je vous conseillerais de lire ce livre-ci.
Je vous mets le lien wiki si vous voulez vous faire une idée de son contenu.
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